Récit de Moaouia

Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en 2014, à la frontière italo-française, plus précisément à Vintimille, dans un camp construit par un groupe d’activistes qui militent contre les politiques de contrôle des frontières entre les pays européens, qu’ils qualifient de racistes. Une des associations les plus présentes est le collectif «No Borders», qui revendique la liberté de mouvement en tant que droit inhérent aux droits de l’homme.

Un an plus tard, nous nous sommes recroisés par hasard dans la rue, cette fois à Marseille.
Cette interview est faite avec Moaouia en avril 2021.

Je viens du Soudan, mais je me sens de partout en même temps.

J’ai décidé d’émigrer à l’âge de 31 ans. Ce qui est étrange par rapport à l’âge, c’est que je ne connais pas mon âge exact. Il fallait penser à un chiffre à mon arrivée en Europe. Au Soudan, on vit sans faire attention à l’âge. Même le nombre de 31 ans dont je vous parle n’est qu’une estimation.

 

Le trajet

Je suis venu du Soudan via la Libye.
J’ai passé deux ans en Libye entre transit intermittent.

Franchement, je ne sais pas comment déterminer la taille du bateau sur lequel on a fait le transit. C’est la première fois de ma vie que je prends le bateau, c’est même la première fois que je vois la mer.

De loin, la Libye semble pleine de violence, de guerre et de racisme. Qu’en penses-tu ?

Le racisme et les violations sont partout, pas spécifiquement en Libye.
Penser que le pays est pire que les autres repose sur l’expérience différente que vit chaque individu. Par exemple, si vous traversez une zone dans laquelle il y a beaucoup de tirs, le même effet ne se produit pas sur l’âme d’un tel comme cela se produit en moi-même.

Je suis passé par la Libye. Peut-être que les choses ont été difficiles mais elles ne m’ont pas affecté, dans mon esprit. Je choisis de dire que cela s’est passé normalement.
Avant que la marine française vienne nous sauver et nous amener sur le sol italien, nous avons passé une journée au large, partant de la Libye.
Nous étions environ 150 migrants dans le bateau qui nous a emmenés de Libye.  Tous des Africains, peut-être trois Marocains et un Tunisien, mais le reste était d’Afrique sub-saharienne. On avait l’impression que le bateau représentait tout le continent africain.

Tu te souviens de tes sentiments et de tes espoirs lorsque tu as vu pour la première fois le continent européen, alors que vous étiez sur le bateau de sauvetage ?

J’étais heureux car j’ai gardé mon âme et je ne suis pas mort. L’âme n’est pas à nous, c’est un prêt de Dieu que nous devons préserver. Et le fait que je ne me sois pas noyé et ne meure pas, m’a fait sentir que j’avais préservé ce prêt.
En fait, je n’avais pas la capacité d’avoir des rêves, pas même d’espoir. Peut-être que le sentiment de frustration, d’effondrement et de fatigue extrême était si fort qu’il bloquait toute capacité d’espérer et de formuler des rêves.

Comment as-tu décidé de venir à Marseille ?

Je n’ai pas choisi la ville exactement. On est poussé par le destin parfois sans aucune capacité à déterminer une volonté.
Tu montes dans le train, la police t’arrête et te dit que tu es à Marseille… Je suis descendu du train comme ça à Marseille la première fois et j’ai été heureux de trouver beaucoup d’Arabes dans la ville. 

T’avais une destination spécifique?

Honnêtement, non. Je n’avais aucune ville comme but en soi.

 

Pourquoi as-tu décidé de quitter l’Italie ?

Tous les Soudanais que j’ai rencontrés en Italie parlaient de leur désir de quitter ce pays. Quand j’interrogeais n’importe qui sur son désir de partir, je lui demandais sa destination. Untel disait qu’il voulait partir sans destination précise, partant pour lui-même et non pour un lieu précis. 

J’ai compris comme ça que les choses n’allaient pas bien en Italie et qu’il fallait la quitter. J’ai parfois entendu parler de la Grande-Bretagne comme étant meilleure, mais je ne savais pas quelle destination choisir. Je n’avais pas d’objectif en particulier à part partir, ce que j’ai compris.

J’ai donc passé deux semaines en Italie dans le camp de migrants de Vintimille. Les activistes et collectifs qui ont fondé ce camp aident les migrants à traverser les frontières entre l’Italie et la France. Ce furent les plus beaux jours de mon expérience de l’immigration, peut-être les meilleurs jours de ma vie.
Je ressentais des sentiments très agréables, l’humanité était très forte. Pour la première fois, j’ai vu des gens nous accueillir et nous aider dans ces moments où l’on se sent complètement perdu. Mon sentiment de gratitude envers eux, je ne l’ai jamais oublié. Je ne les connaissais pas et jusqu’à présent je ne sais pas d’où ils viennent, mais leur combat aux frontières pour aider les gens à vivre dans la dignité et à traverser ces frontières est très respectable.

Après ces deux semaines, je suis parti en train vers Marseille. Je ne connaissais rien de la ville. Je n’avais même jamais entendu parler d’une ville qui s’appelle Marseille avant de me retrouver arrêté par la police à la gare Saint Charles.

Maintenant je vis en France depuis cinq ans et j’ai l’impression que le temps passe comme dans un rêve “speed”.
C’était dense et beau, je n’avais jamais connu une autre phase plus intense auparavant.
J’ai parcouru des chemins variés à Marseille, je trouve que la région est généreuse.
Ce que j’ai le plus aimé à Marseille c’est la diversité, ça fait espérer que le monde peut être plus beau qu’il est. On retrouve des Arabes, des Africains et toutes les communautés du monde, tous ensemble dans une ville.

La langue cesse d’être une barrière entre les gens. On peut se sentir chez soi dans cette ville.

Vous pouvez rencontrer des gens dans la rue à Marseille, ils vous emmènent chez eux et vous offrent une tasse de thé, comme cela se passe maintenant entre nous. Comme si nous étions à la campagne ou en famille.
J’ai exercé plusieurs métiers depuis mon arrivée à Marseille, d’ouvrier des transports à la peinture de murs, toujours par l’intermédiaire d’amis. Lorsqu’ils savent que j’ai besoin d’un travail, ils me le proposent.

Quelqu’un qui nous donne une possibilité de travail est mieux que quelqu’un qui donne de l’argent, cela peut sauver la dignité et la face.

L’échec commence lorsqu’un mauvais sentiment s’approfondit. Le sentiment d’être sans abri vous rend sans abri, ou le sentiment que vous êtes malade vous amène à la maladie… Lorsque vous approfondissez un sentiment, votre état devient ce mauvais sentiment qui vous conduit au pire.
Parfois, se mentir est une bonne chose : un homme meurt debout.

 

Comment s’est passée la procédure pour le statut de réfugié?

C’était bien, je pense que j’ai eu de la chance.
Lorsque la police m’a arrêté dans la gare Saint Charles, je leur ai dit : “ Je suis un demandeur d’asile”. Ils ont commencé leurs procédures pour moi, m’ont emmené à l’hôpital et m’ont donné de l’aide -un peu d’argent- pour me permettre de vivre.

 

Les lieux utiles et importants à Marseille

Heureusement, à Marseille, vous sentez qu’il y a beaucoup d’endroits dans la ville pour avoir de l’aide.
L’endroit le plus important dans mon expérience personnelle est « Le Manba » (n.d.a. la source, en arabe – Collectif de soutien aux personnes migrantes) : on peut considérer ce lieu comme les «mère et père» de mon expérience dans la ville.

Si un migrant se rend au Manba, la grande partie de ses problèmes va être résolue ou cela va au moins lui permettre de trouver quelqu’un qui va lui prendre la main pour essayer de trouver des solutions.
Dans la rue, quelqu’un m’a parlé du « Manba» et j’y ai trouvé des gens serviables et compréhensibles pour aider.

Il y a aussi un centre africain qui n’est pas loin du quartier Noailles. Ils donnent des cours de langue française et ils aident à prendre des rendez-vous et accompagner les migrants dans leurs différentes démarches.

Quand on rencontre des personnes, à La Cimade par exemple, notamment des personnes âgées qui viennent apporter leur aide, cela donne l’espoir de mieux supporter les difficultés de la vie. Même si parfois on peut se sentir frustré ou perdu, quand les gens autour bougent et cherchent des solutions aux fragiles, cela donne un coup de pouce à la vie.

 

Prendre des cours de Français et "chercher le contact"

Pour apprendre le français, je suis allé aux cours qui sont donnés à la Friche la Belle de Mai et au Manba, j’ai aussi pris des cours de français à La Cimade.

Je conseille aux nouveaux arrivants à Marseille d’aller dans tous ces lieux et aussi dans toutes les associations qu’ils pourront trouver, car on peut rencontrer des personnes qui peuvent nous guider, expliquer les choses, ce qui peut permettre de surmonter les difficultés des démarches. Il faut aussi oser parler aux gens par l’intermédiaire des amis ou des amis d’amis. Finalement, tout contact peut aider.

 

Une liberté trouvée

Aujourd’hui, si on me ramène au Soudan, je recommencerai le voyage de migration vers ici encore et sans hésitation. Je me sens bien ici.

Je sens ici que ma liberté de choisir est plus forte qu’ailleurs. Je sens qu’à Marseille il y a un début dans lequel on peut développer un projet d’égalité entre les êtres humains et l’unité du destin, malgré nos différences.

Peut-être pouvons nous ressentir ce sentiment dans d’autres lieux, mais peut-être que d’après mon expérience et les endroits que j’ai visités, je sens que ce sentiment est fort ici. 

Un sentiment de sécurité et d’égalité des droits et des devoirs, d’avoir un endroit pour dormir, de profiter de faire la fête tard au bar sans s’inquiéter et mettre les gens à l’aise. Autant de droits qui sont censés être acquis pour tous et que j’ai trouvés à Marseille

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La Cimade défend la dignité et les droits des personnes réfugiées et migrantes, quelles que soient leurs origines, leurs opinions politiques ou leurs convictions.