Récit de Charles
La Vieille Charité et le doctorat en sciences sociales
J’ai beaucoup adoré la Vieille Charité, j’y suis resté 8 ans. C’était un lieu magnifique pour écrire. J’ai eu des bourses disons indirectes. Pour le début de ma thèse, j’ai eu des financements, j’ai aussi eu des financements pour un travail ethnographique dans les bidonvilles. Les financements venaient d’une fondation privée internationale, des Nations Unies. Quand j’ai commencé la thèse, je travaillais en tant que journaliste. Je gagnais pas beaucoup mais quand même largement plus du smic, plus qu’un doctorant classique. Ça n’a pas duré longtemps et pendant deux ans ensuite j’avais à peine 1100 EUR par mois en faisant des piges pour un média parisien qui diffuse en Afrique. Ça me suffisait mais c’était le minimum syndical car j’ai des obligations familiales.
La Vieille Charité c’est un lieu de savoir : EHESS, CNRS… et un lieu fortement symbolique. Il y avait le SHADYC là-bas, un laboratoire multidisciplinaire créé par Jean-Claude Passeron qui a introduit les cultural studies et Hoggart, ” la culture du pauvre “, en France.
Je t’ai expliqué pourquoi c’était palpitant de travailler avec Suzanne de Chevigne pour faire ma thèse mais aussi au sein d’un bon centre comme le SHADYC. Moi qui voulais travailler sur les médias des pauvres, être rattaché au labo lié à Hoggart qui a écrit ” la culture du pauvre” c’était magnifique. J’ai toujours vécu ce lieu comme un lieu d’enchantement de moi-même et du monde scientifique. C’est vrai que le lieu en soi, l’espace, est magnifique, cet ancien hospice avec des musées. J’ai toujours adoré les gens qui y travaillent, les gardiens, les conservateurs, il y a un petit centre de poésie, plutôt grand d’ailleurs, qui est magnifique mais bon après c’est vrai que je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de connexions entre tous ces lieux. A l’époque en tout cas, on ne se connaissait pas entre les scientifiques, les gens des musées et les touristes. Il n’y avait pas de lieu commun.
Et puis il y a un manque de connexion avec les habitants. C’est vrai que j’ai regretté que ce lieu ne soit pas mieux intégré dans la cité, dans le Panier. Alors que c’est un quartier magnifique qui fait partie de l’histoire fondatrice de ce lieu.
Pour moi, le Panier c’est le plus vieux quartier d’Europe qui incarne toute cette histoire multiculturelle qui par ces temps est de plus en plus mise au banc en France. Je trouve que c’est dommage qu’il ne soit pas plus intégré, après c’est peut-être quelque chose qui va se faire…
La recherche pour sociabiliser à Marseille
Je ne sais pas si j’ai moi-même trouvé mes repères (rires). Je n’étais pas en quête d’une vie très riche quand j’étais à Marseille, en tout cas les 5 premières années. Au début j’étais là par intermittence et ensuite je me suis installé, ma fille adorait cette ville d’ailleurs même si elle habite Paris, elle venait souvent.
J’étais un peu dans une dynamique de touriste, tout en ayant une vie sociale et en découvrant de nouvelles personnes. A cette époque j’avais un projet qui m’était cher, parallèle à ma thèse, et qui m’a beaucoup aidé pour ma thèse d’ailleurs. Je voulais travailler sur les personnes très précaires. Une sorte de réseau double entre mes deux terrains dans les bidonvilles en Afrique et à Marseille. J’ai passé beaucoup de temps dans des bars fréquentés par des migrants, des personnes précarisées J’ai eu une commande pour mettre au point une sorte d’ethnographie des migrants sans domiciles fixe à Marseille mais c’était ma vie aussi, j’adorais fréquenter ces petits lieux. Le centre de Marseille était comme un laboratoire à ciel ouvert, la rue d’Aubagne par exemple. J’ai interviewé quasiment tous les habitants. Quand il y a eu les effondrements du 5 novembre, je connaissais de visu quasiment tous les habitants et j’avais deux ou trois amis très proches qui étaient là parce qu’on avait fait des trucs ensemble, on avait fait de la musique ensemble. On peut dire tout ce qu’on veut sur Marseille mais il y a cette tolérance, cette capacité à inclure des gens qui ont envie et qui se cherchent. C’est ça. Il ne faut pas avoir un niveau de virtuose à Marseille mais dès que tu as une envie c’est une ville qui t’ouvre les bras.
Après les rencontres peuvent aussi se faire dans le 7eme par exemple, j’ai aussi fait des rencontres super dans le quartier du Prado, dans le quartier des ambassades, c’est pas nécessairement des quartiers de fachos, il y a aussi beaucoup de gens ouverts avec les noirs, les arabes, les asiatiques… Il y a un petit bar à Castellane qui est super bien, les gens y sont sympas et vous offrent même des verres. Sans vous connaître.
Évidemment c’est une ville où c’est justement quand tu tentes, quand tu te démarques, quand tu es en quête de liberté que tu te confrontes très facilement à ce côté enfermant des réseaux, à un plafond. Même les gens qui sont établis sont dans une quête permanente, ils ne sont jamais accomplis. Ils sont tous dans une fragilité. J’ai côtoyé des familles entières qui ne sont pas vraiment dans la même stabilité que tu pourrais trouver dans des grandes villes comme Lyon ou Paris. C’est une ville qui est ontologiquement ouverte aux gens qui essaient mais ce sont les mêmes gens qui sont les premiers à être confrontés à ce plafond de verre.
Bricoler pour survivre : trouver un logement
La première chose pour essayer de te poser à Marseille c’est vraiment essayer d’être toi-même, d’être présent, c’est à dire de ne pas être emporté par les faux semblants. C’est la stratégie de “bricoler pour survivre” : essaie de vivre simplement, essaie de trouver des lieux et des liens. Regarde les premières offres immobilières qui passent. Il y en a plein à Marseille, par exemple à Belsunce. Mais il y a beaucoup de lieux dégueulasses où tu vas payer cher. Quand je suis arrivé à Marseille il fallait que je trouve un appartement directement, c’était pas le « bon » appartement, c’était une arnaque, mais ça permettait de se poser au début. Ce sont des logements qui ne sont pas donnés mais tu peux trouver sans passer par un processus compliqué.
Une fois que tu es posé essaie de faire ton chemin ; rencontre des gens dans les bars et restos. Moi j’allais à la Plaine le soir. C’est vraiment un lieu magnifique pour moi, c’est le lieu emblématique du Marseille populaire. C’était important pour moi parce que c’est un des lieux les plus tolérants du monde. C’est quasiment un patrimoine à préserver dans cette grande ville. C’est rare. Il y a un côté pharmakon comme disaient les Grecs et les philosophes de la technologie : c’est un lieu ambivalent parce c’est à la fois un remède et un poison. Tu peux vraiment y rencontrer des gens magnifiques mais tu peux aussi t’y perdre.
Belsunce c’est pas parfait mais ça permet à beaucoup de gens qui viennent d’arriver et qui ne sont pas de grands bourgeois de trouver du jour au lendemain un appartement. Mais ce sont souvent des marchands de sommeil. Tu paies par exemple 600 EUR pour 30m². Sur le Bon Coin (leboncoin.fr) tu peux trouver facilement à Belsunce mais ça coûte cher alors que c’est rien. Mais c’est toujours une bonne base pour se poser. Quand tu as un chez-soi c’est une base pour avoir des relations et pour pouvoir gagner aller du côté « remède » plutôt que « poison » quand tu commences à faire des relations. Parce que tu es autonome, tu as un « refuge anthropique » comme disent les anthropologues de l’habiter et ça c’est important. Ca peut aussi être un hôtel, il faut juste un lieu où tu es autonome.
Le rapport à l’autre et à l’intégration
– Un ami soudanais a emménagé il y a trois ans en France et il se sent bien à Marseille mais il trouve ça plus compliqué avec les gens qu’il appelle les “maîtres du lieux” et il ressent de la haine par le biais de la télé.
De mon côté je ne crois pas que les autres me détestent, je n’ai jamais été traversé par ce sentiment. Par contre, je suis conscient que j’ai des envies, un parcours qui est différent, singulier et que ça peut déstabiliser pas mal de gens. Je n’ai jamais eu d’expérience directe de racisme par exemple. Mais lorsqu’il y a une déstabilisation provoquée par la singularité de mon parcours, des gens qui ne sont pas racistes peuvent puiser dans des réserves racistes ou xénophobes pour se défendre comme toute personne qui a peur peut le faire.
La voie la plus facile pour beaucoup de gens c’est de tout faire pour être assimilé, pour s’adapter aux attentes de l’autre. C’est fatigant parce que c’est un effort permanent. Moi j’ai choisi l’inverse par exemple, je m’en fous, je reste moi-même et après voilà ça peut gêner deux ou trois personnes mais sinon moi je retourne en Afrique ou je vais en Asie ou ailleurs… Je ne suis pas venu en Europe pour être un homme courbé ou assis. J’ai envie d’être moi-même, d’aimer les autres mais de rester ce que je suis. La liberté c’est important pour moi.
– C’est quoi « ce que tu es » ?
Alors moi je suis heureux quand je pense que je suis en train d’être bien avec les autres. C’est pas un truc religieux ou autre mais être correct et bien avec les autres. Par contre, je suis intransigeant avec les gens qui sont dans des logiques de domination même inconscientes. J’ai rencontré des gens magnifiques qui ont parfois du mal à se libérer des pesanteurs historiques ou de choses inconscientes : “tu es un garçon noir donc tu dois êtes comme ça…”, je ne supporte pas ça. Je suis dans une quête permanente de rapport d’égal à égal. C’est la déformation de ce qu’on fait dans les sciences sociales : une écologie des interactions sociales. On est sensibles, on voit ce que les gens ne voient pas. Je suis très sensible à ça et ça m’a causé pas mal de soucis. Au-delà même des questions raciales, dès que je vois un rapport de domination, je le fuis. Le sens pour moi c’est d’être libre et de concevoir que les autres le sont aussi. Au sens de Sartre : la liberté c’est pas une liberté ego-centrée mais ça veut dire ” je suis bien quand l’autre est bien dans son truc “.