Récit de Nada

Je suis arrivée à Paris en 2009, puis j’ai vécu quelque temps à Madrid ; quand j’ai dû rentrer en France pour renouveler ma carte de séjour française, il me fallait trouver une solution. J’étais décidée à ne pas retourner à Paris,  j’en avais décidément assez de cette ville. 

En effet, à Paris tout ne se passait pas mal : arrivée à la faculté en tant qu’étudiante, chaque année ma carte de séjour était renouvelée pour un an, grâce aux études. J’ai eu le temps de rencontrer des gens, faire des connaissances, mais les normes sociales entre les gens là-bas ne me convenaient pas, je ne m’y imaginais pas et je ne désirais pas y rester… sans compter le froid ! 

J’ai réalisé que Paris n’est pas la société dont je rêve ou à laquelle j’appartiens. Et c’est comme ça que, en 2016, j’ai choisi  Marseille. 

Au début, je cherchais de m’inscrire à un Master : le Master de Science Po à Aix en Provence avait attiré mon attention, c’est le seul auquel j’ai postulé. La première fois, je suis venue à Marseille toute seule, j’y suis restée quatre jours. Chaque jour je me promenais dans la ville en écoutant et regardant les gens, puis je me suis dit vas-y, essaie un ou deux ans et on verra comment ça se passe. Je me suis inscrite au Master “Politiques publiques dans la zone euro-méditerranéenne” à Aix , et  je me suis installée à Marseille. 

J’ai fait un Master en philosophie, et un autre master dans le droit international, puis j’ai fait un Master dans l’Histoire du monde arabe et d’Afrique.

Vous faites une collection de diplômes de Master ? 

Cette affaire a commencé avant, en licence : j’en ai fait une en droit et une autre en philosophie. Lorsque j’ai eu ma licence en droit, je me suis rendue compte que je ne voulais pas devenir avocate ; j’ai parlé avec une personne qui étudiait l’Histoire de l’Afrique et du monde arabe et je me suis dit pourquoi pas ? 

Après avoir fini mes études, je suis partie à Madrid pour une formation professionnelle de six mois, et lorsque je voulais rentrer en France, j’avais besoin d’une inscription à la faculté pour renouveler mon séjour, et c’était le but de mon deuxième Master.

Pourquoi Marseille? 

Parmi toutes les villes françaises,  il était clair que Marseille était le meilleur choix. Je me suis sentie à l’aise et j’ai aimé l’énergie de la ville, je me souviens avant de venir, j’ai cherché sur internet des cours de flamenco, et je me suis dite que, s’ils existaient, je viendrais! 

J’aimerais bien avoir plus de précisions sur le moment de transition entre les études et le travail, parlez- moi de cette expérience. 

Actuellement, je suis coordinatrice et directrice des programmes culturels dans l’association où je travaille. 

C’est une association dédiée à la création artistique et à la diffusion d’œuvres d’artistes arabes à Marseille et à Séville. J’ai participé à sa création avec une dame rencontrée dans un festival de cinéma à Marseille ; elle avait habité à Séville pendant cinq ans avant de s’installer à Marseille. On a échangé au sujet du festival, on s’est bien entendue et on a commencé à imaginer notre projet. 

Aujourd’hui, nous ne sommes que deux à y travailler, avec le directeur général, donc nous sommes obligés de partager la masse de travail : mon travail va de la communication, au montage des dossiers et des demandes de financement… je suis comme un “couteau suisse”, je dois faire tout ce dont l’association a besoin.

J’ai commencé ce travail en septembre 2019, un an après avoir terminé le Master. C’est un moment délicat, avec la transition entre  le statut étudiant  et le salariat. Après le master, il est possible d’obtenir l’ autorisation provisoire de séjour (APS), une possibilité de séjour qu’on donne aux diplômés de Master en France pour leur permettre de trouver un travail. C’est assez facile de l’obtenir pour un an : vous allez à la Préfecture avec la carte étudiante et le diplôme au moment où vous l’obtenez ou bien une attestation de réussite et on vous donne l’APS… je pense que c’est le titre de séjour le plus facile à obtenir, car cela vise à donner une occasion aux diplômés de l’enseignement supérieur français de trouver un travail. 

C’est les conditions demandées postérieurement pour confirmer le titre de séjour qui sont bien plus compliquées. Par exemple, ils exigent que vous trouviez, dans les 12 mois, un travail dont le salaire dépasse 2300 euros par mois ce qui rend cette affaire très compliquée, sauf, peut être, dans les domaines des finances, ou de l’ingénierie, ou d’autres branches particulières où l’on peut gagner des salaires très élevés dès son premier poste.

La deuxième possibilité est l’auto-entreprenariat, et dans ce cas-là la somme demandée est moins importante, où vous devez justifier que vous gagnez le SMIC en tant qu’auto-entrepreneur, pour profiter de l’autorisation provisoire de séjour, donc soit vous aurez un travail dont le salaire est de 2300 euros, soit l’auto-entreprenariat en justifiant les revenus que vous gagnez tout en dépassant le SMIC. 

La troisième possibilité, c’est que tout se termine après un an et vous retournez dans votre pays!

Vous n’avez pas la possibilité de vous réinscrire à la faculté pour préparer une thèse, car ce n’est plus possible si vous aviez opté pour une APS.

Je n’avais pas toutes ces informations, personne ne t’explique rien, et elles sont mal expliquées sur les sites institutionnels ; j’ai eu la chance de rencontrer une dame à Paris, qui m’a expliqué toutes les choses qu’elle avait appris en aidant une fille qui avait déjà suivi ce chemin, en choisissant la voie de l’auto-entreprenariat. 

J’ai passé plusieurs mois à chercher du travail, chaque jour j’envoyais des candidatures qui restaient  réponse… j’ai envoyé des centaines de candidatures. C’est dans ce contexte que j’ai eu la possibilité de faire un service civique en attendant de trouver du travail : je me suis dit pourquoi pas, et je suis partie… J’ai passé longtemps à chercher du travail, je voulais trouver un travail à Marseille, mais le fait d’y trouver un travail à plus de 2000 euros est difficile. 

Le service civique que j’ai entamé avec l’association AFLAM – une association faisant la promotion du cinéma arabe à Marseille -, m’a finalement permis de rentrer en contact avec l’association dans laquelle je travaille aujourd’hui, car ils partageaient le même siège. Le service civique a été très intense,  comme un vrai travail, mais ça aura valu le coup, car ça a été pour moi la porte d’entrée dans le monde du travail.AFLAM est une association qui organise tous les ans un festival du cinéma arabe à Marseille, au centre ville et en banlieue. Avant la crise du Covid, elle projettais chaque mois, dans une salle de cinéma de la ville, un film produit dans un pays arabophone. De plus, elle travaille en partenariat avec plusieurs écoles et établissements éducatifs, où elle projette des films arabes et anime des débats avec les élèves et les professeurs, en plus des ateliers de traduction avec les enfants. 

Grace au service civique chez AFLAM j’ai fait connaissance de beaucoup de gens, j’ai aussi fait des rencontres importantes à la Dar Lamifa. Beaucoup m’ont aidé pour les démarches pour ma carte de séjour ; le plus important parmi ces collectifs a été «  El Manba » pour son accueil et son soutien aux migrants. C’est grâce à eux que j’ai pu rencontrer les avocats qui m’ont aidé et conseillé postérieurement.

Concernant le service civique, on gagne 500 euros, versés par l’Etat par le biais de l’ASP (Agence de services et de paiement), qui s’occupe de verser 400 euros au stagiaire, et on lui ajoute les 100 euros qui ont été déjà envoyé à l’association, ça fera 500 euros pour le stagiaire. 

À ce moment-là, je vivais en colocation, et je recevais les aides de la CAF : nous étions quatre, et nous avons loué une belle maison, j’en connaissais une fille d’Aix en Provence, et quand j’étais au Maroc pendant mes études, cette fille m’avait dit qu’elle aimerait vivre à Marseille, j’ai aimé l’idée et je lui ai demandé de me prévenir si elle trouvait quelque chose de bien…et quand elle est tombée sur une belle maison, on l’a louée. 

Je suis devenue auto-entrepreneur, j’ai travaillé pendant un an dans le secteur culturel, je faisais partie de l’équipe de théâtre « Ne laisse personne te voler les mots » pour le réalisateur marocain Salman Rida. J’étais chanceuse car en décembre la pièce de théâtre a été présentée dix fois. Au départ, nous ne savions pas comment établir le prix, parce que personne ne nous le dit, donc on demandait peu, et la chose marchait très bien!. J’ai demandé 100 euros par jour pour mon travail, on y rajoute les charges qui sont peu à payer pour un auto-entrepreneur.

Une chose à avoir en tête c’est que, lorsque vous êtes auto-entrepreneur, vous coûtez moins cher à votre employeur : il faut bien négocier pour avoir un montant plus élevé que prévu, car ce sera à vous de payer vos droits sociaux (chômage, retraite) et non pas à l’employeur, comme il le fait pour les salariés. 

Lorsque j’ai commencé mon travail comme auto-entrepreneur, je ne pouvais pas avoir assez de revenus pour renouveler mon titre de séjour, donc j’ai demandé à mes amis de recevoir leurs salaires par le compte de mon association et que je leur rembourserais les dépenses liées aux différentes dépenses devraient être couvrir.  À la fin ça a marché, je crois qu’il y a qui se renseigne auprès des auto-entrepreneurs.

Beaucoup de gens sentent « un double absence» entre le pays d’origine et le pays d’accueil mais dans ton cas c’est plus que double: vous venez du Maroc, vous vivez en France et vous voudriez vivre en Espagne…

Qu’en pensez-vous ? 

Oui effectivement, le concept de la double perte est très important, et j’y ai beaucoup réfléchi : au début j’ai souffert de la première perte, la distance de mon pays d’origine, l’envie de garder mes attaches…Avec le temps tout prend son rythme et je me suis habituée à ce changement et au fait qu’il y aura toujours de la perte, et qu’on doit s’y faire.

Ici, je me sentais toujours mal, avec le sentiment de ne pas vouloir rester longtemps ; en plus, au manque du pays d’origine s’ajoutait celui du pays de passage, en particulier de l’endroit où j’ai passé plus de temps, Madrid. Les six mois que j’ai passés là-bas m’ont suffit pour développer un sentiment d’appartenance à ce lieu, pour me faire sentir chez moi.  En revanche, en France, où j’habite désormais depuis six ans, je me sens toujours étrangère, malgré mes relations avec beaucoup de gens et le fait que je n’ai pas de gros problèmes ; ici,  j’ai toujours l’impression de ne pas être à ma place.

À votre avis, qu’est-ce qu’il faudrait pour vraiment se sentir à sa place ?

Que la menace des papiers s’arrête, c’est la seule chose qui t’interdit de te détendre et de profiter, et qui rend ta présence fragile. Au début, je n’en étais pas trop consciente, ce n’est que moins d’un an que je me suis rendue compte de ce sentiment : vous vivez dans une machine qui vous épuise, et vous vous rendez compte seulement plus tard de votre fragilité  sous la menace des papiers. J’ai essayé de m’en sortir et trouver des solutions, je me disais toujours que je suis chanceuse car je suis venue par les études, j’ai accumulé les permis de séjour, sans vivre le pires côtés de la vie sans papiers, mais malgré tout cela, la menace était permanante.  En plus, vous avez toujours le sentiment d’être d’ailleurs, chose que, par moment, vous pouvez sentir comme un atout, mais ici… ils vous cassent les jambes. .

Lorsque vous dites « ici » vous voulez dire la France ou Marseille ?

Ici, je veux dire la France, à Marseille peut-être la situation est un peu moins dure, au moins dans la vie professionnelle, ça dépend du travail, mais je crois qu’à Marseille c’est moins pire. 

Vous avez vécu à Paris et à Marseille, pourquoi vous estimez que la situation est meilleure à Marseille ?

Ici quand vous sortez dans la rue et que vous avez besoin d’aide, vous trouvez  quelqu’un pour vous aider, et si vous adressez la parole à quelqu’un, il vous répond. À Paris ce n’est pas comme ça. Ici vous pouvez prendre un café et sourire à la personne à la table d’à côté, et il s’asseoit à vos côtés et il commence à vous parler ; qu’il soit un enfant, une personne âgée, un homme ou une femme, âgé ou jeune, il vous donne de son temps et de ses histoires gratuitement. Je peux aussi rajouter un élément lié à l’ancrage : le fait de se sentir enraciné quelque part dépend aussi de la proximité de votre famille. Quand votre famille n’est pas loin, surtout dans les moments difficiles et les périodes de crise,  vous savez sur qui vous pouvez compter. 

Je suppose que l’une des façons pour surmonter nos faiblesses personnelles est d’aider et de soutenir les autres pour qu’ils dépassent leur fragilité. Il ne s’agit pas seulement de raisons humaines ou de bienveillance mais aussi de raisons personnelles, parce que cela nous rend plus forts et donne du sens à notre existence. Cela me pousse à poser la question sur ce qu’on pourrait préparer pour (et par?) Nada de 2016, et pour tous les personnes vivant la même situation.

La seule chose qui importe est l’information, mais quant aux expériences que j’ai vécues, il faut que la personne y passe seule pour s’en rendre compte, mais il lui faut aussi l’information que je n’avais pas au départ. Je pense que si j’avais eu ces informations, mon parcours aurait été plus simple. Cela m’oblige, à chaque fois que je me rends à la Préfecture pour renouveler ma carte de séjour, à passer le temps à expliquer aux autres toutes les informations dont ils pourraient profiter d’après mon expérience, au sujet des droits ou des démarches administratives.

Quels sont les conseils que la Nada d’aujourd’hui aimerait donner à Nada  de 2015 ?

(n.d.r. : rires, suivis d’une pause de réflexion) 

Qu’elle ne vienne pas en France!

J’ai un ami qui était un enfant quand il a quitté l’Egypte pour l’Europe. Il a passé la plupart de sa vie sans titre de séjour, et ce n’est que récemment qu’ils ont accepté de régulariser sa situation en lui donnant un titre de réfugié. Lorsque je lui demande s’il voudrait quitter Marseille et partir ailleurs, maintenant qu’il peut choisir, il me répond : « Non, Marseille est ma patrie, je ne compte jamais la quitter » …qu’en pensez-vous ?

Je connais cette personne dont vous parlez, j’ai participé au mouvement en sa défense lorsque l’Etat voulait l’expulser. Je ne partage pas avec lui le sentiment dont il parle, mais je n’oublie pas non plus l’énergie, la solidarité et l’enthousiasme de ses nombreux amis venus au Tribunal. Je me souviens de tout cela et je me rends compte qu’il y a une belle énergie dans cette ville, qui doit être difficile à trouver ailleurs. Depuis un moment je pense à un autre concept, opposé à celui de « la double absence»… c’est « la double présence ».

Et alors…, comment pourrait-on arriver à « la double présence » ?

Pour y arriver, il faut lutter contre des siècles de mentalité colonialiste et toutes sortes de souveraineté et racisme. 

 

 

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