Récit de Thomas

Marseille, un choix…

J’ai vécu longtemps à Munich, dans le sud de l’Allemagne, à partir de 12/13 ans. Avant j’ai déménagé plusieurs fois, donc on peut dire que j’ai pris l’habitude de bouger. En total j’ai passé 14 ans à Munich, en vivant en colocation à partir de mes 19 ans. Pendant ce temps-là, j’ai fait beaucoup de voyages, certains de 2/3 mois ; souvent c’était dans des pays francophones, en France, en Corse ou au Maroc… ce qui m’a permis de garder mon niveau de français scolaire et de l’améliorer.

Les dernières années, je commençais aussi à avoir envie de quitter Munich, puisque j’étais un peu fatigué par ce côté très propre, très riche, très organisé, qui me donnait l’impression d’être un peu opprimé, pas inspiré, enfermé à long terme. Je ne parle pas d’activisme politique, je n’étais pas politisé à l’époque, mais d’initiatives artistiques, sociales, qui soient ancrées dans la ville. J’avais finis des études d’anthropologie et j’ai décidé de faire une expérience à l’étranger, mais cette fois en renonçant à cette situation privilégiée du voyageur, qui peut à tout moment profiter des choses qu’il aime et aller voir ailleurs quand il n’est pas content avec quelque chose. J’avais envie de m’installer quelque part et de prendre le temps pour connaître vraiment le lieu et sa culture.

Je connaissais la France, mais pas Marseille, je n’en avais aucune idée, je n’avais pas vu de photos ou de films ; je savais que je n’avais pas envie de m’installer dans d’autres villes françaises, comme Paris ou Lyon… Il y a une dizaine d’années j’ai voyagé en stop dans le sud de la France. Pendant ce voyage, on me répétait souvent de ne pas aller à Marseille, qui était considérée trop dangereuse, bordélique, sale ; je n’y étais effectivement pas passé, mais la chose m’avait intriguée.

Quand finalement j’allais quitter Munich, les gens me demandaient « Pourquoi Marseille ? » et les réponses que je donnais pourraient se résumer en : soleil, mer et migrations, dans le sens où je m’attendais à une ville qui brasse beaucoup de gens différents, où il y a de la rencontre et de l’ouverture. Je savais aussi qu’il y avait beaucoup de pauvreté et je me disais qu’il y aurait moyen de trouver des niches de libertés, des espaces pour faire des choses sans trop de contraintes.

L’expérience des voyages en auto-stop me donnait la tranquillité de savoir qu’en arrivant dans une nouvelle ville j’aurais su me débrouiller, même si je n’en savais rien et je n’avais pas préparé l’arrivée. Je savais par expérience que même en voyageant avec rien, on tombe toujours sur quelqu’un qui te donne les bons tuyaux, qui te propose de t’héberger… Je savais aussi que je pouvais vivre avec très peu d’argent, à Munich je m’en sortais avec 500/600 euros par mois.

L’arrivée

Je suis donc arrivé à Marseille avec mon sac à dos, en faisant du stop ; la première semaine j’étais hébergé en couchsurfing, par quelqu’un qui m’a filé de très bons conseils : il m’a parlé de rezoprospec. C’est un réseau d’échange, en principe pour des professionnels du spectacle : on y partage des outils, des informations, des propositions de sous-location, des places pour des spectacles… J’y ai très vite trouvé une chambre à Belsunce, et plus tard à la rue Estelle et à la rue Sénac. C’était des chambres pas chères, qui m’ont permis de connaître rapidement différents quartiers du centre-ville ; je ne choisissais pas forcément l’endroit où je voulais vivre, c’était un peu le hasard des choses. Je savais juste que je voulais rester au centre-ville, puisque rapidement on comprend ça, à Marseille : tout le milieu associatif, mais aussi les étudiants, les militants, les squatteurs, gravitent autour de la Plaine, du cours Julien, de Notre Dame du Mont, donc je voulais rester dans le coin.

Les avantages de ces sous-locations étaient multiples : je n’y apparaissais jamais sur le bail, je n’avais pas à remplir des dossiers pour y avoir droit, et les chambres étaient déjà équipées, je n’avais pas à chercher de meubles. A l’époque mon objectif était de rester au moins 3 mois à Marseille, mais je n’avais pas des projets plus à long terme…

En réalité, la ville m’a rapidement enchantée, j’ai vite compris que j’allais rester plus que ça ; j’ai commencé à chercher des emplois, mais Marseille n’a pas une offre de travail très accessible pour quelqu’un qui arrive de l’extérieur, en ne parlant pas très bien le français et en plus en ayant une formation en anthropologie !

Les premiers boulots : le statut et l’accès aux droits

J’ai commencé par des petits boulots, comme distribuer des flyers à Aix, trouvé au CRIJ, sur la Canebière. Je me suis inscrit au Pôle Emploi, même si je n’avais aucun droit. C’était juste pour officialiser ma situation, en laissant une trace de ma présence en France, et aussi en réponse au besoin, qu’on me faisait souvent remarquer, de rentrer dans une case administrative reconnaissable par l’État français : « Tu ne peux pas être là comme ça, il faut que tu aies un statut ! ». L’inscription au Pole-Emploi ne m’a pas donné accès à davantage d’offres d’emploi, par contre j’ai bénéficié d’un suivi pour l’insertion, notamment en participant à des ateliers pour adapter mon CV aux standards français et pour bien rédiger des lettres de motivation.

À cette époque je visais le secteur de l’hôtellerie, en exploitant mes connaissances linguistiques ; en Allemagne j’avais pas mal travaillé dans les bars, mais des soucis à la poignée m’empêchaient de le faire à nouveau, à Marseille. Pour adapter mon image au secteur hôtelier, avant de me présenter aux entretiens, j’ai profité de nombreux vide-greniers et des marchés à la sauvette du quartier où j’habitais, Belsunce, notamment le marché de la Porte d’Aix. J’étais arrivé sans rien, sur ces marchés j’ai peu à peu réuni des chaussures, une chemise, une mallette en cuir très classe. D’autres vide- greniers où j’ai trouvé des bonnes affaires sont ceux de la place Sébastopol, celui de Cinq-Avenues.

En parallèle, je suivais des cours de français financés par l’UE, au CIERES, proche de la Porte d’Aix : mon prof m’a prêté sa cravate pour aller faire le tour des hôtels… donc avec des achats très bon marché et la collaboration des gens que je connaissais j’ai pu démarrer dans ma recherche avec une image acceptable.

Cependant, initialement je n’ai pas eu de réponses. Après quelques semaines, c’est L’Hôtel Alizé, au Vieux Port, qui m’a appelé pour remplacer un réceptionniste de nuit : en y allant, un ami croisé dans la rue m’a prêté sa ceinture, en me disant qu’en France on ne va pas aux entretiens sans. Un autre m’a fait le nœud à la cravate… C’est un bon exemple du fonctionnement de la débrouille et du rôle du hasard à Marseille.

Finalement j’ai eu le poste !

Ce CDD de 2 mois a représenté mon entrée définitive dans le système français : j’avais la sécurité sociale, un statut de travailleur… Je gagnais 900 euros par mois, ce qui était énorme pour moi, aussi puisque je m’étais installé chez ma copine, donc je ne payais plus de loyer.

En y repensant, je trouve rigolo que ma couche extérieure, entièrement basé sur la débrouille et les ressources du centre-ville marseillais – avec des pantalons trouvés dans la rue tâchés sur une jambe, une mallette pseudo-élégante que je prenais principalement pour couvrir la tâche des pantalons -, ait fonctionné pour accéder à des emplois dans un secteur où l’apparence est justement l’élément essentiel !

En été je suis rentré en Allemagne voir ma famille, et j’ai trouvé un petit job d’une semaine, bien payé, ce qui m’a permis d’avoir une certaine tranquillité à la rentrée à Marseille. J’avais postulé pour être assistant de langue allemande dans les écoles primaires ; j’ai eu le poste, dans une école à Aix, pendant 5 mois. Je n’ai pas de formation d’instituteur, mais à l’époque l’éducation nationale était fortement en demande de germanophone : on dirait qu’on commence à accepter le fait que le français n’est plus une langue qui permet de communiquer en dehors de la France, et que le niveau d’apprentissage en langues étrangères à l’école n’est pas satisfaisant. Donc, ils embauchent des jeunes de langue maternelle qui accompagnent les professeurs dans les classes. D’ailleurs, ce n’est pas le pôle emploi qui m’avait parlé de ce poste, mais une femme anglaise que j’ai rencontré en soirée et qui a fait la même chose.

Des rencontres qui te font changer de chemin

C’est à cette époque que j’ai rencontré les gens qui organisaient un petit festival qui s’appelait « Ramène ta mère à la Plaine » : initialement ils étaient une petite équipe, mais avec le temps on s’est retrouvé à 70 dans le squat le NO ! qui se trouvait à la rue Nau, à côté de la Plaine. L’idée du festival était de se réapproprier l’espace public, avec un événement festif et convivial ; des ateliers, du théâtre, de la musique. En filigrane, une critique de la Capitale de la Culture, qui arrivait : on critiquait le côté centraliste de l’événement, le manque de soutien et de visibilité des cultures locales, et les impacts qui allaient se produire sur les couches populaires qui habitent le centre-ville.

En tant qu’anthropologue, le décalage entre cet événement majeur et le milieu culturel local m’avait intrigué. Après avoir fait des petits boulots, je cherchais un travail à long terme et plus ambitieux. J’ai commencé à lire pas mal de textes et d’articles sur la question et peu à peu j’ai compris vers où je voulais aller ; en terminant la fac, j’avais envie de voir autre chose, le monde académique me paraissait trop enfermé sur lui-même. Je ne prenais pas en compte la possibilité de faire une thèse. C’est suite à mes expériences à Marseille – notamment sa vie culturelle et associative, mais aussi sa vie de tous les jours – que j’avais l’envie de faire une thèse sur la Capitale de la Culture. J’étais au bon endroit, au bon moment. J’avais la possibilité d’étudier l’avant, le pendant et l’après, au moment où les phénomènes se produisaient.

J’ai commencé à contacter des professeurs dans le sud de la France et en Allemagne ; j’ai trouvé un professeur de sociologie à Aix qui m’a proposé de chercher une bourse pour me financer un doctorat. J’ai longtemps préparé ma candidature et j’ai eu ce financement : à ce moment, je suis passé d’une situation très précaire – au moins au niveau financier – à une situation franchement stable, avec des revenus assurés sur trois ans.

Les avantages de l’exotisme: un allemand en Provence

Le fait d’être étranger ne m’a jamais posé de problèmes. Même au début, quand je ne parlais pas très bien le français, je ressentais au contraire une certaine bienveillance liée à mon ‘exotisme’, qui me permettait de m’exprimer sans prise de tête, en confiant que mes fautes de langues ou de registre serait bien prises par mes interlocuteurs. Je pense que le fait que l’Allemagne ait une bonne réputation à l’international, avec tous les stéréotypes qui nous accompagnent, a joué favorablement pour moi : les allemands, nous sommes censés être bien organisés, propres, sérieux, bien ancrés dans la vie. En plus, j’avais un certain niveau d’études, je donnais l’impression de savoir où je voulais aller et de pouvoir apporter de la richesse : c’est le cas, par exemple, au Pôle Emploi, où j’entendais des choses du genre : « Ah ! C’est super que soyez venu à Marseille, d’Allemagne ! ».

Ce n’était pas toujours comme ça, j’ai aussi fait de mauvaises rencontres, mais dans la majorité des cas les gens que j’ai rencontrés étaient dans une position de soutien.

En tant qu’Allemand, tu ne dois pas aller à la Préfecture pour te déclarer ou demander un titre de séjour ; ma pièce d’identité allemande est reconnue et me donne le droit d’être en France.

Au niveau académique, je n’ai pas eu à faire de démarches particulières, sauf la mise en place de ma co-tutelle franco-allemande ; j’avais opté pour m’inscrire en tant que doctorant, dans deux laboratoires, un dans chaque pays, avec le même statut. Pour ce faire, on a dû établir un contrat particulier concernant mes périodes de résidence dans chacun des deux pays, mes moyens de subsistance dans chaque pays, mes couvertures santé, les langues dans lesquelles j’écrirai mes rapports… Tout ça a été très long, on pourrait dire qu’on n’a pas encore fini. Côté allemand, mon tuteur a changé d’université en cours d’œuvre, m’obligeant à revoir mon dossier ; côté français, la faculté d’Aix-Marseille a carrément perdu mon dossier.

Finalement, ça a duré trois ans, pendant lesquels j’ai poursuivi mes études, avec parfois des périodes où je doutais que tout puisse un jour être résolu, du point de vue bureaucratique. J’ai dû rendre visite au Consulat Allemand plusieurs fois pour valider toute ma documentation, faire une traduction de mes diplômes. Ça, c’est encore un coup de chance que j’ai eu : un traducteur assermenté d’Aix m’a pris en sympathie et m’a fait les traductions pour un prix dérisoire (10 euros), avec encore une fois un discours de soutien : « Vous êtes jeune, vous êtes quelqu’un de bien, c’est bien que vous vous soyez lancé dans ce projet… je vous fais ça à un prix symbolique» !

Souvent on parle de Marseille comme une ville de brassage multiculturel, de rencontre, ce qui est à la fois vrai et pas vrai : si tu prends mon parcours, et ça doit être pareil pour beaucoup d’autres personnes avec mon profil, en arrivant je n’avais aucun souci pour franchir des barrières, aller à la rencontre et à la découverte de la ville. Au contraire, dans les quartiers centraux on rencontre beaucoup de personnes qui ne sont jamais allées aux quartiers nord.

Il y a des jeunes de 15 ans qui habitent dans les quartiers nord, à côté de l’autoroute, et qui n’ont jamais quitté la ville par cette autoroute. Une partie importante, mais pas tous, ils ne connaissent pas les quartiers sud ou les villes à côté ou encore les collines à 1 km de chez eux. Ils n’ont pas la même mobilité que d’autres marseillais et cela se joue beaucoup sur un registre de confiance et d’expérience. Après, les mobilités de ceux qui arrivent sont très variées aussi… Ceux qui restent, pourquoi restent-ils à Marseille ? Quelles sont les raisons qui les tiennent ici ? Dans mon cas, je sais qu’à tout moment je peux partir et ça influence largement ma façon d’y rester. C’est important de prendre en compte et d’analyser ces différences.

L’accès à l’information se fait souvent par le bouche à oreille ; j’ai la chance d’avoir une certaine facilité pour rentrer en contact avec les autres, donc pour moi ça a très bien marché. C’est clair que si tu as plus de mal à le faire, par exemple pour des raisons de langue, c’est difficile, puisque au niveau institutionnel, l’information n’est pas centralisée, et de même pour ce qui est du milieu associatif, tout est très fragmenté.

Par rapport aux autres allemands de Marseille, je n’ai jamais trop essayé de les côtoyer pour parler le français, mon but de base étant, entre autres, celui de maîtriser la langue française au plus vite. En plus, j’ai l’impression que les allemands qui font la démarche d’aller à l’étranger, notamment dans une ville comme Marseille, ne cherchent pas forcement le contact avec d’autres allemands. Après quelque mois, c’est clair que ça m’a fait plaisir d’échanger quelques mots dans ma langue… mais même avec une colocataire allemande que j’ai eu, on parlait presque toujours en français.