Récit de Bahman

Je suis né en Iran, il y a 33 ans, d’une famille modeste : nous n’étions pas pauvres, nous n’avions pas non plus un niveau de vie de classe moyenne, mais la vie était facile pour nous, nous nous en sortions avec ce que nous avions.
Mon père est né dans un village et s’est transféré en ville vers la fin des années ‘90, quand il a trouvé du travail dans une usine du secteur aéronautique. Entré comme simple ouvrier, il s’est beaucoup investi dans sa carrière, en franchissant rapidement des échelons et en accédant à des postes mieux rémunérés. C’est souvent le cas en Iran, les hommes sentent le poids et l’honneur de devoir améliorer les conditions de leur famille, et consacrent leur existence au travail. Les femmes, quant à elles, sont en retrait, gardent la maison et – en général – soutiennent leur mari.
Si bien qu’avec le temps j’ai compris que je ne voulais pas reproduire ce modèle pour ma vie (on y reviendra), je reconnais que mes parents ont été exemplaires dans leur engagement pour nous permettre de grandir dans des conditions favorables et sereines. Mon père est, encore aujourd’hui, une personne que j’apprécie beaucoup et dont j’ai pleine confiance.

L’enfance et l’adolescence au camp

La carrière de mon père dans l’industrie aéronautique a eu un impact direct sur ma formation et mes premières expériences d’adolescent : l’usine – de propriété publique – offrait à ses employés des logements de fonction dans un quartier qui, en effet, on devrait plutôt définir un ‘camp’.
La vie y était plutôt strictement réglementée, avec des horaires et des prescriptions qui – je l’aurais compris plus tard – n’étaient pas compatibles avec ma personnalité et la période de la vie que je traversais. Une philosophie militaire, appliquée au travail et à la productivité, touchait tous les aspects de la vie des familles dans ces camps : pour vous faire un seul exemple, le soir la lumière était éteinte, pour tout le monde, à 21 heures. De plus, la surveillance imposée se traduisait aussi par un contrôle réciproque qui m’était insupportable : chacun surveillait ses voisins, leurs coutumes et leurs dispositions à respecter les règles du camp, mais aussi les codes dominants dans la société iranienne.
Quand le premier camp fût fermé par l’usine, nous déménageâmes dans une autre maison, elle aussi située dans un camp, qui était plus confortable et, surtout, moins réglementée. J’étais encore un ado, et je découvris à ce moment que j’avais vécu la première partie de ma vie submergé par une masse de codes que j’avais forcément intégré et reproduit. Dans ce deuxième camp, je commença à apercevoir le plaisir de vivre une vie plus libre, entouré de personnes plus ouvertes et moins formatées par leur milieu.

La ville, un nouveau saut

Quelque temps plus tard, mon père démarra la construction d’une petite maison, dans une grande ville. Quand elle fut terminée, nous nous y installâmes, en quittant – enfin – les camps ouvrier adjacents les usines.
Une fois de plus, ce fut pour moi une découverte d’une nouvelle façon de vivre, plus ouverte. Un an plus tard, avec très peu de moyens, je décidais de quitter ma famille pour aller suivre des études dans une autre ville.
Cela n’a pas été facile : je n’avais vraiment pas d’argent, la seule chose que je pouvais faire c’était de suivre mes cours, puis rentrer chez moi… Parfois j’allais faire un peu de sport, pour bouger un peu et sortir sans devoir dépenser de l’argent.
J’étais très intéressé par l’art, la philosophie, le bien-être mental, mais en Iran il n’est pas donné de pouvoir suivre ses intérêts et tracer son propre parcours. Trop de pressions et d’attente t’obligent à faire des choix qui, en fin des comptes, ne sont pas les tiens. Et c’est ainsi que je me retrouvais inscrit à la fac d’Ingénierie chimique, avec un parcours d’études sur le pétrole !
C’était sans doute une formation qui m’aurait permis d’accéder à des postes intéressants, mais je sentais que je ne voulais pas dédier ma vie à gagner de l’argent et améliorer ma condition. J’étais plutôt intéressé aux questions liées au bien être mental, à l’équilibre et à la conscience de soi, et je voulais créer quelque chose qui me permette de partager ces intérêts avec ma communauté, en dépassant les limites imposées par l’individualisme dans lequel on évolue en Iran.
Mon idée était de créer quelque chose, une association, un projet, qui puisse être réellement une ressource pour ma communauté, chose que je commençais à mettre en place en même temps que je poursuivais mes études d’ingénierie.

La décision de partir, le besoin de changer de contexte

Au bout de quelques temps où je travaillais sur ce projet et je constatais la difficulté de parler de ce genre de questions dans mon pays, il m’est arrivé une chose de laquelle je préfère ne pas parler ici, mais qui m’a définitivement convaincu de l’impossibilité, pour moi et avec les énergies que j’avais à ce moment, de continuer sur ce projet, mais aussi de continuer à vivre en Iran. Je voyais désormais trop d’obstacles pour mener une vie comme celle que je rêvais d’avoir.
C’est à ce moment que j’ai décidé de quitter le pays. L’exil, le voyage, la distance ont été autant d’épreuves à surmonter, auxquelles s’est ajoutée la procédure de demande d’asile en France, avec toute sa complexité, sa lenteur, sa série de RDV dans lesquels on vous demande, à chaque fois, de ramener des nouveaux documents… C’est quelque chose de vraiment dûr, surtout si on n’a pas la chance d’être accompagné. On sent au quotidien la pression du prochain RDV qui s’approche : “Est-ce que j’aurai bien préparé mon dossier? Oublie-je quelque chose? Qu’est-ce qu’ils vont me demander cette fois?”
A chaque étape, je rentrais chez moi avec une feuille couverte de mots en français, avec ses listes de justificatifs et autres pièces dont j’ignorais l’existence, ou du moins je peinais à comprendre. Personnellement, j’ai eu la chance d’avoir autour de moi des personnes qui m’ont aidé à avancer dans la procédure, à interpréter ce que l’administration française attendait de moi.

Les accompagnateurs lors des RDV, une présence importante

Si je pense à mon parcours depuis mon arrivée en France, la première chose que j’aurais envie de conseiller à quelqu’un qui arrive aujourd’hui serait d’essayer de trouver des personnes qui l’accompagnent à ses différents rendez-vous. Pour moi, ça a tout changé !
Le fait d’avoir quelqu’un qui m’aide, physiquement présent à mes rencontres avec les institution, qui me traduit les formulaires qu’on m’a donné et m’explique comment procéder m’a réellement fait changer de perspective et d’esprit : je voyais enfin vers où j’allais, je voyais des portes s’ouvrir sur mon futur dans ce pays, plutôt que de me sentir écrasé par la montagne qu’on me demandait d’escalader.

Une fois obtenue la protection, il faut devenir une “personne active”

Une fois obtenu le statut de réfugié, j’ai immédiatement commencé à travailler, à Paris, où j’habitais. Je ne me suis pas laissé le temps de regarder en face tous ce que j’avais vécu, et de m’interroger sur comment j’en sortais. Au bout de quelques mois, j’ai compris que je n’avais pas la sérénité et l’équilibre pour être une “personne active”, encore moins dans une ville dure comme Paris.
J’ai fait face à toutes ces difficultés, en même temps que je vivais des phases très délicates de ma vie : cela a été vraiment dur. Aujourd’hui, après des longs mois passés à réunir mes énergies et “me reconstruire”, je sens que j’ai les forces et l’état d’esprit pour recommencer à aller vers les autres, à chercher les rencontres en me disant que j’aurai quelque chose à donner aux autres. J’ai 33 ans, j’ai traversé pleins de contextes et de situations différentes, souvent difficiles, j’ai appris plein de choses sur moi même et sur le monde : autant de ressources dont je peux me servir pour aider les autres.
Les visites occasionnelles à Marseille, puis la décision de venir m’y installer, m’ont aussi aidé dans ce processus : ici, je découvrais d’autres type de relations avec les gens dans la rue, les réactions été beaucoup plus douces qu’à Paris, les gens bien plus détendues, il était vachement facile d’engager une conversation avec un inconnu. Sans parler de la lumière, du soleil et de la mer, de la nature accessible avec 20 minutes de bus… et de tout ce qu’elles peuvent t’apporter!

Un nouveau projet, cette fois à Marseille !

C’est comme ça que je me suis remis à imaginer des choses, j’ai parlé à des amis psychologues de mon idée de créer une association qui puisse aider les personnes migrantes qui, comme il m’est arrivé à moi, souffrent des conséquences de leur migration, des traumas liés au voyage, des difficultés découvertes à l’arrivé en France. Le projet est en construction, mais j’ai déjà reçu des retours positifs et des adhésions de la part de professionnels.
A l’arrivée à Marseille je voulais vraiment remettre à zéro mon compteur, pour partir sur des bonnes bases. J’ai commencé par demander la validation des mes documents et titres d’étude iraniens, pour qu’ils soient reconnus en France. Ça a pris presque trois ans, et le résultat a été que seulement mon permis de conduire a été accepté !
Je me suis donc inscrit à une formation : je voulais avoir une profession qui me permette de gagner quelques sous et dédier du temps à mon projet. J’ai tenté un diplôme de coiffeur, mais je ne l’ai pas obtenu, à cause de mon niveau de français trop bas…

Donner des noms aux choses qu’on a traversé

Les humains ont tendance à vouloir appliquer des étiquettes aux personnes : “Tu es un SDF”, “Il est un héros”… C’est quelque chose qui me met mal à l’aise, nous sommes tous des êtres humains, nous sommes ce que nous ressentons plus que ce qu’on nous colle dessus quand on nous applique une étiquette.
Chaque étiquette porte en soi un ensemble d’idées – positives ou négatives -qui n’ont rien à voir avec la personne qu’on souhaite désigner, et ne lui apportent rien.
Un autre exemple : quand je rencontre une nouvelle personne, ici en France, on me demande toujours quelles sont mes origines. Quand je réponds “Iran”, la réaction est souvent : “Wow!”. Ce wow est – lui aussi – raciste, il contient toutes les idées que la personne peut avoir sur mon pays, mais n’a rien à voir avec ce que j’ai vécu et surtout avec la personne que je suis.
Il existe tellement de façons d’entamer une conversation, de se montrer intéressé aux autres… Demande-moi comment je me sens, ou qu’est-ce que j’ai fait ce matin, plutôt que de te renseigner sur mes origines pour pouvoir me coller dessus les idées que tu as au sujet de l’Iran !
Par contre, après avoir vécu toutes les difficultés liées au contexte dans lequel j’ai grandi, puis à la migration, j’ai compris l’importance de mettre un nom sur les choses qu’on a traversées. Tant que je ne me suis pas vraiment dit : “Tu viens de vivre quelque chose de dûr”, ou “Ce que tu viens de faire était difficile”, je n’ai pas pu soigner mes blessures et tourner la page.